Ah oué, Madame Daremond.
J'en étais où, déjààà?
Ah oui, là:
Où Hannah entame une nouvelle et bien étrange vie
« C’est quoi, la relation que tu as avec cette fille ? » s’étonna Félix.
Charlie reprit son livre et fit taire Félix d’un regard vert exaspéré.
Hannah, qui avait toujours l’amulette dans la main, interloquée, mis le pendentif autour de son cou, sous sa robe. La pointe de cristal lui rentrait doucement dans la poitrine mais ce n’était pas désagréable.
Alors, comme Lockie s’endormait et que Joss commençait à bailler, on jugea urgent de se coucher.
Trois matelas furent déroulés sur le sol crasseux. Joss et Charlie s’allongèrent sur le plus grand, Everard en prit un autre tandis que Félix traînait un gros fauteuil de chintz dans lequel il s’assoupit. Hannah s’allongea sur son matelas mais, malgré tous ses efforts, ne put s’endormir. Tant de choses s’étaient écoulées depuis le jour où Miss Ruggstones avait pénétré dans son orphelinat de pouilleux ! Tant de choses…
Allongée sur le dos, les bras croisés derrière la tête, Hannah écoutait paisiblement les ronflements sonores d’Everard, la respiration tendue de Joss, les marmonnements de Charlie et la respiration haletante étouffée de cauchemars de Félix. Il dormait avec son chapeau.
Hannah ne pensait plus à rien.
Elle s’endormit peu après, bercée par le bruit de la pluie londonienne qui battait les carreaux sales.
Londres…
C’était magique.
Le lendemain, le soleil pointait derrière les carreaux. Hannah se réveilla, s’étira longuement et s’avança vers la petite fenêtre, enjambant Everard au passage.
Elle resta doucement devant le morceau de lumière de la fenêtre, à détailler les toits gris de Londres encore endormie.
Une ville dont elle avait tellement rêvé…Tant de fois, la réinventant à chaque fois, se l’appropriant entièrement. Un rêve évanescent qui prenait là toute sa réalité.
Elle était si plongée dans ses pensées qu’elle ne vit pas Félix s’avancer derrière elle.
« C’est fabuleux, non ? souffla-t-il.
-Superbe assura Hannah.
-C’est Londres » dit Félix d’une voix très différente de la voix grinçante qu’il employait pour donner des ordres et hurler sur ses gens d’armes.
Mais Joss s’était réveillé lui aussi, ainsi que Caractacus :
« Ouh, les amoureux-euh ! Ouh les amoureux-euh ! »
Joss exécuta une danse de possédé, en faisant d’affreuses grimaces, Caractacus sautillant en faisant trembler le parquet autour de lui. Félix avait retrouvé sa voix de général ; il attrapa une louche pendue à la cheminée et l’abattit sur la tête de Joss qui s’esquiva sous la table en rigolant, Caractacus sur ses talons.
Félix poussa un cri de triomphe qui réveilla Everard et Charlie.
« Qu’est-ce qui se passe ? voulut savoir l’érudit.
-Qu’est-ce qu’il a, le môme ? s’exclama Everard avec sa délicatesse habituelle.
-C’est rien » dit Félix en jetant un sourire carnassier à Joss qui serait Caractacus contre lui, assis sous la table en affichant un rire insolent.
Hannah était déjà aux fourneaux, bien décidée à prouver à Everard qu’elle savait cuisiner. Elle avait trouvé quelque denrées (quelque chose de très rare à l’Entrepôt) et s’affairait à tenter de cuisiner une tarte aux pommes correcte avec ce maigre butin. Elle coupa les pommes sur la table, les divisant en fines rondelles, mélangea sucre, farine et œufs pour former une pâte d’un jaune appétissant sous les yeux étonnés de Joss et de Lockie.
« Je peux aplatir la pâte ? demanda Joss que cette préparation intriguait.
-Si tu veux répondit Hannah.
-Je veux.
-Alors, fais-le. »
Joss s’exécuta, s’amusa à disposer les rondelles de pommes dessus en faisant des arabesques tarabiscotées en recourbant les bords jaunes de la pâte. Pendant ce temps, Hannah remuait els braises rougeoyantes de la cheminées avec un morceau de tisonnier dans l’espoir de leur faire cracher quelque étincelles.
Everard descendit chercher quelques bûches lorsque Hannah réussit enfin à produire une flammèche.
Pendant ce temps, Félix et Charlie discutaient de tout et de rien autour d’une bouteille et de deux verres de vinasse sui se vidaient à une vitesse alarmante. Hannah lança aux deux garçons :
« Continuez comme ça et vous finirez ivres morts.
-C’est une redoutable éventualité, en effet répondit Félix.
-On sait s’arrêter dit Charlie avec une ombre de sourire.
-Si vous le dites… » marmonna Hannah, peu convaincue.
Joss apporta à Hannah la tarte dans un baquet de métal cabossé faisant office de moule. Hannah le plaça patiemment sur les bûches brûlantes. Elle attendit une trentaine de minutes tandis que la tarte brunissait joliment et retira sa préparation du feu avant de l’apporter sur la table.
Là, dans un silence religieux, Hannah découpa la tarte à l’aide de son vieux canif et distribua une part à chacun en terminant pas Félix.
Enfin, elle s’en découpa un triangle et en donna un petit morceau à Lockie qui l’avala tout rond sans le mâcher. Joss partageait son assiette avec Caractacus, tentant vainement de faire manger des pommes au chat. Après avoir fini son assiette, Joss demanda s’il pouvait en avoir encore et Hannah le resservi. Il fut suivi d’Everard qui tendit son assiette sans un mot. Cela constituait un grand compliment parce qu’Everard n’était jamais satisfait de rien.
Puis le reste des Galopins se resservit.
Après avoir terminé la tarte, Charlie, Félix, Everard et Joss s’en allèrent à leur travail.
Hannah se demandait en quoi pouvaient consister leurs professions respectives et se promit de leur demander le soir même. Elle échafaudait des hypothèses dans sa tête.
Everard était sûrement garçon de ferme. Il était suffisamment fort comme ça…Joss était peut-être commis. Hannah l’imaginait très bien fendant les rues surpeuplées de Londres, pédalant en danseuse sur son vieux vélo vacillant, une enveloppe, un colis à la main.
Mais Charlie ? Hannah l’imaginait mal dans un métier de rue…Il était beaucoup trop hautain et instruit pour ça. Quand à Félix, une sorte de cruauté allègre émanait de lui qui s’accordait mal avec un métier honnête.
Hannah hissa Lockie sur la table et lui posa cette question.
« Et toi, à quoi tu penses ? »
Malheureusement, la réponse qu’elle reçut ne fut pas très constructive.
« Blubou. »
Ce fut là qu’on frappa à la porte.
« Nom et mot de passe ! cria Hannah en imitant la voix de Charlie.
-Félix est là, Charlie ? demanda une voix.
-Nan.
-Dommage. Dis-lui que la Grande Sophie est passée, alors.
-D’accord promit Hannah.
-Merci » dit la voix.
Hannah entendit des pas dans l’escalier branlant. Elle se demandait vraiment qui pouvait bien être la Grande Sophie et ce qu’elle pouvait bien vouloir à Félix. Mais il fallait reconnaître qu’elle ne réfléchissait pas beaucoup.
« Brouk dit Lockie.
-C’est gentil répondit Hannah.
-Zenti » répéta Lockie.
Hannah avait une longue journée à passer entièrement seule.
En effet, les garçons ne mangeaient pas à l’Entrepôt. Hannah décida de sortir se promener. Elle abandonna Lockie dans la pièce et referma avec soin la porte à l’aide du double de la clé que Félix lui avait confié.
Elle déboucha dans une ruelle minuscule dans laquelle les mendiants s’entassaient comme des petits tas de loques. Hannah marcha jusqu’à une grande artère. Dans la foule bruissante, elle ne vit pas tout de suite Félix et Everard. Ceux-ci discutaient peinardement, assis sur le rebord d’une fontaine représentant un archer dont un jet d’eau sortait de la flèche. C’était assurément d’un meilleur goût que le Manneken Pis bruxellois.
Les deux garçons discutaient à bâtons rompus. C’était une conversation relativement inintéressante, le genre de conversation où on rigole plus qu’on ne réfléchit mais elle vaut néanmoins la peine d’être rapportée. En effet, les deux interlocuteurs étaient tous les deux dotés du même humour méchant…Cependant, je précise que Hannah n’entendit pas cette discussion philosophique, trop occupée qu’elle était à défendre sous à sous le misérable argent qu’elle avait réussi à mettre de côté.
« Tu es malade, Filou ? attaqua Everard avec ironie. Tu n’as pas écris à une seule fille de la semaine…La Grande Sophie ne perds pas espoir, tu sais ?
-Si tu la vois, dis-lui que c’est fini. Cette sotte m’ennuie maugréa Félix.
-Ooh, comme je te comprends gémit Everard en l’interrompant. Elles sont toutes amoureuses de toi…Au lieu de te lamenter sur ton triste sort si peu attrayant, pense à tous ceux qui t’envient ! Tu représentes l’archétype…
-N’emploie pas de mots dont tu ne connais pas le sens.
-Bien deviné, on ne t’appelle pas Filou pour rien sourit Everard en saluant la performance. Mais archétype, ça fait sérieux. Je reprends…Que disais-je ? Ah, oui…En fait, tu représentes l’archétype du voleur romantique, tu comprends ? Les toits brumeux de Londres, le combat contre les représentants de la loi, la pluie et le brouillard, ça fait rêver les filles, tout ça !
-C’est fou ce que tu comprends bien les filles, Everard. On jurerai que tu en es une toi-même soupira Filou.
-Tu veux mon poing dans la figure ? s’énerva Everard.
-Non merci dit Filou en secouant la tête. Oh, regarde, du gibier » ajouta-t-il en désignant du menton un vieil homme dont le mouchoir dépassait de la redingote.
Félix poussa un soupir à fendre l’âme.
« Vas t’en occuper, Everard, moi je reste là à me morfondre.
-Tu n’es pas drôle aujourd’hui » lui lança Everard en s’éloignant.
Everard se fraya un chemin dans la foule à coups de coudes vers sa cible : le vieux monsieur au mouchoir.
Hannah, qui recomptait sa pauvre monnaie à côté du vieux croûton, eut la chance de voir Everard en pleine action. Everard bouscula le vieux monsieur en se découvrant d’une main, poli.
De l’autre main, il agrippa le mouchoir brodé qui dépassait de la poche du vieux alors que celui-ci lui rendait son salut. Puis il fourra le mouchoir dans sa poche, un sourire accroché aux lèvres.
Hannah écarquilla les yeux.
Elle fut d’abord surprise et choquée.
Eux ? Eux ? Des voleurs ? De minables escrocs ?
Quand Hannah aperçut Félix et Everard qui discutaient avec animation, assis sur le rebord de la fontaine, elle décida d’aller leur demander immédiatement des explications. Félix avait une jambe repliée sous ses fesses et rigolait tandis qu’Everard dépliait le mouchoir qu’il avait volé au vieux, les yeux agrandis par l’excitation. Hannah fendit la foule, folle de rage et se planta devant Félix, les bras croisés d’un air résolu.
« J’exige des explications immédiates.
-Te fâches pas dit Filou. On va expliquer.
-Oui promit Everard dans le brouhaha de la foule.
-En fait, commença Félix qui bafouillait un peu, tu comprends qu’on pouvait laisser les gens décider pour nous…Tu parles, Everard, il était à l’asile et tout, et moi c’était pas vraiment mieux, je me faisais taper dessus à longueur de temps. On voulait pas mourir inconnus, tu comprends ? Et comme on savait rien faire ni rien, il fallait bien qu’on trouve un moyen pour devenir célèbres, et pas crever tous seuls au milieu des pauvres. On voulait juste être maîtres de nos vies, d’accord ? Et…
-La seule chose que je vois, moi c’est que vous êtes qu’une paire de crétins : au lieu de tenter de travailler pour gagner votre vie de manière honnête, vous faites les idiots dans les rues en jouant au roi des voleurs ! VOUS ME DEGOUTEZ ! » hurla-t-elle, ulcérée.
Elle courut tête baissée droit devant elle en bousculant les gens et disparu au milieu d’eux.
« Merde dit Everard qui trouvait ce mot approprié.
-On a perdu notre cuisinière attitrée.
-Je vais avoir du mal à me remettre à la soupe à la boue se plaignit Everard.
-Pareil pour moi » gémit Filou.
Il y eut un silence.
« Qui va la chercher ? demanda Everard.
-Euh…dit Filou qui n’en avait pas tellement envie.
-C’est la première fois que tu en dégoûtes une, mon vieux. Ton charme n’opère pas sur toutes fit remarquer Everard avec justesse.
-On prévient les autres ? demanda Filou.
-Oui, allons les chercher. On va faire pic-nic-douille pour savoir qui va aller rechercher Hannah. »
Everard sauta du rebord de la fontaine à l’archer, épousseta son pantalon couvert de poussière et se planta devant Filou qui s’était levé lui aussi.
« Alors, on y va ? s’impatienta-t-il.
-Tu sais où il est, Joss ? voulut savoir Félix.
-Quelque part du côté de la librairie. Il rapporte de nouveaux livres à Charlie. Il lui a demandé du Shakespeare. Charlie aime Shakespeare à la folie…Je me demande bien pourquoi.
-Bon. Et Charlie, justement ?
-A l’Entrepôt, sûrement. »
Pendant ce temps, Hannah sanglotait recroquevillée entre deux poubelles. Les passants ne lui accordaient pas la moindre miette de leur attention. Seuls les mendiants faisaient attention à elle et la regardaient d’un air de pitié franchement humiliant. Elle se cala contre le mur crasseux et se mit à pleurer de rage et de déception.
Trahison ! Elle avait vraiment l’impression qu’on l’avait trahie, voilà, c’était ça. C’est trop dur ce que nous vivons (ça c’est moi qui dit ça quand je déprime. C’est trop dur ce que nous vivons…), si terriblement terrible, quelle vie invivable et…Sanglots à fendre l’âme.
C’est alors qu’un mouvement apparu à la lisière du champ de vision de Hannah. C’était notre grand ami Félix-le-pigeon qui avait été désigné d’office pour aller chercher Hannah, personne d’autre ne voulant s’y risquer.
Le garçon avait à nouveau enfoncé son chapeau sur sa tête avec soin.
« Euh…Hannah ? bredouilla-t-il misérablement.
-Vas-t-en, espèce d’ordure ! cria celle-ci. Dégages, pauvre escroc ! rugit-elle le visage baigné de larmes. Tu m’écœures ! Traître ! Vas mourir ! »
Hannah se recroquevilla contre le mur et laissa ses larmes remonter encore.
Quand à Félix, il n’avait pas attendu le « Vas mourir » pour s’enfuir à toutes jambes.
Il espérait que ça allait s’arranger avec un peu de temps.
Et il avait parfaitement raison sur ce point précis.
Et qui vas encore sauver la situation d'après vous?